Un choix de civilisation

Par Henry de Lesquen

Le sort du monde se joue peut-être en Amérique latine. Malgré un progrès économique certain, et même considérable, depuis la seconde guerre mondiale, l’expansion démographique de ces pays a été telle que le nombre de pauvres n’y a pas diminué, tandis que, par contraste, leur pauvreté paraît plus choquante. La crise économique et, particulièrement en Amérique latine, la crise d’endettement sont un facteur d’instabilité qui empoisonne les relations internationales. Il est facile aux démagogues de dénoncer les pays créditeurs (États d’Europe occidentale et, surtout, États-Unis d’Amérique) comme des exploiteurs. Ce faisant, ils font le lit de la subversion communiste, qui, en effet, a marqué des points en Amérique centrale (Nicaragua, Salvador), ainsi que dans le cône sud du continent, au Pérou, avec le Sentier lumineux. Les Latino-Américains sont évidemment les premiers concernés. Mais la géopolitique rend solidaires tous les Occidentaux. Comme l’a dit le président Richard Nixon, « l’Union soviétique ne veut pas la guerre, elle veut le monde » (1). De même que Lénine voulait contourner l’Europe par l’Afrique (la leçon n’a pas été oubliée), de même l’URSS cherche aujourd’hui à contourner les États-Unis par le sud. En mesurant leur aide à la résistance anticommuniste du Nicaragua, malgré les objurgations du président Reagan, les parlementaires des États-Unis ont fait preuve d’une certaine inconscience. Si l’évolution de la politique soviétique peut autoriser quelques espoirs, les Occidentaux n’en doivent pas moins rester vigilants et porter secours aux peuples qui veulent conserver ou recouvrer leurs libertés.
L’économie, d’ailleurs, nous rappellerait, si nécessaire, à cette solidarité incontestable. On évoque périodiquement les risques d’un krach mondial, qui pourrait être la conséquence de l’insolvabilité des pays débiteurs (des amis banquiers m’assurent que le mal est conjuré ; je voudrais en être aussi sûr qu’eux (2)). Quoi qu’il en soit, la science économique nous démontre – malgré la résurgence d’un obscurantisme de type mercantiliste – que chacun est intéressé à la prospérité des autres. Hume faisait des prières pour le succès commercial des Italiens, des Espagnols, des Portugais, et même (ajoutait-il), pour celui des Français ! Frédéric Bastiat, au siècle dernier, a souligné que l’économie n’est pas faite pour les producteurs, mais pour les consommateurs. Lorsqu’on déplore « l’invasion des magnétoscopes japonais » en Europe, on adopte le point de vue des industriels européens concurrencés par les produits japonais – assurément légitime en lui-même -, en oubliant celui du consommateur, qui a tout intérêt à préférer l’appareil japonais, dans la stricte mesure où il est meilleur et moins cher que l’appareil européen correspondant : de cette manière, il libère des ressources de main-d’œuvre et de capital, qui iront s’investir dans des tâches où les Européens sont plus compétitifs. C’est ce qu’on appelle la division du travail à l’échelle mondiale, fondée sur la loi des avantages comparatifs. La France aurait donc tout lieu de se réjouir si, demain, elle devait « subir » une « invasion » de magnétoscopes brésiliens ou colombiens… Mais il est vrai (nos interlocuteurs argentins, par exemple, ne se font pas faute de nous le rappeler) que la Communauté européenne a souvent oublié d’être libérale, notamment dans le domaine agricole.

Au delà des intérêts économiques que nous partageons, au delà même de la géopolitique, la France et l’Amérique latine ont beaucoup à apprendre dans un étroit dialogue qui réunirait leurs expériences, parce qu’il leur faut, ensemble, redécouvrir un héritage commun. Nous n’avons pas voulu proposer un pays en modèle : la France du président Mitterrand n’en est certainement pas un, et les États-Unis eux-mêmes, malgré leur étonnant dynamisme, leur remarquable prospérité, ne sont pas exemplaires dans tous les domaines. Cependant, les pays anglo-saxons, l’Angleterre de Mme Thatcher et les États-Unis de M. Reagan, ont compris les premiers qu’il fallait redéfinir les compétences de l’État et arrêter la prolifération de ses interventions économiques, avant de les faire reculer.

M. Michael Novak, dans son beau livre, The Spirit of Democratic Capitalism (traduit sous le titre : Une éthique économique – les valeurs de l’économie de marché (3)) et M. Daniel Bell, dans Les Contradictions culturelles du capitalisme (4), ont montré que le fonctionnement de l’économie capitaliste reposait sur l’équilibre de trois sphères (ou « systèmes ») : économique, politico-administrative, éthico-culturelle. Le libéralisme ne se réduit pas à l’économie, et il faut à une économie libérale un certain environnement : dans l’ordre juridique, c’est, selon l’expression anglaise, le « règne du droit » (rule of law), qui implique à la fois le respect des libertés fondamentales des individus et de leurs groupements et l’application des décisions des représentants habilités de la puissance publique, spécialement des tribunaux – cela condamne du même coup la précarité du droit qui sévit dans plusieurs régions d’Amérique latine, qui résulte, en particulier, de la corruption, des trafics d’influence, mais aussi de l’inefficacité des administrations publiques et de l’institution judiciaire. Pour que le capitalisme fonctionne, il faut que la propriété soit un droit « inviolable et sacré », conformément à la formule de notre déclaration du 26 août 1789, adoptée par l’Eglise catholique sous Léon XIII, et que les contrats soient la « loi des parties ». On est malheureusement loin, dans l’ensemble du monde occidental, de ces conditions idéales, notamment en Amérique latine.

Un ordre juridique libéral ne peut s’établir ou se maintenir s’il ne s’appuie pas sur un état d’esprit général qui légitime et discipline les relations d’affaires. Si le chef d’entreprise, l’homme d’affaires, est plus ou moins assimilé à un forban, à un prédateur immoral dont la fonction est d’exploiter le pauvre peuple et de s’enrichir à ses dépens, il est difficile que s’épanouisse dans un tel climat la morale des affaires, si nécessaire aux succès de l’économie d’entreprise, comme elle s’est développée, d’abord, dans des pays de langue germanique et de religion protestante.

Max Weber, dans un livre fameux (L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (5)), a étudié l’influence que le protestantisme, et surtout le calvinisme, ont exercé sur l’essor du capitalisme. A contrario, on a souvent accusé le catholicisme d’avoir provoqué le retard économique des pays latins. C’était la thèse de M. Alain Peyrefitte dans Le Mal français (6) (traduit en espagnol et en portugais sous le titre Le Mal latin). Je ne crois pas que le problème, ainsi posé, soit soluble. Car l’on ne peut pas changer d’identité, et la France, comme les autres nations latines, ne peuvent devenir, d’un coup de baguette magique, des pays anglo-saxons. Que l’on songe d’ailleurs au Japon : s’il a emprunté au monde occidental certaines institutions, qu’il a parfaitement assimilées, pour assurer son succès, il n’a pas cessé d’être lui-même, et l’on sait que la société japonaise ne ressemble guère aux sociétés occidentales ; dans les entreprises japonaises, les relations humaines sont très différentes de celles que l’on trouve chez leurs homologues européennes (7).

Nous n’avons pas, nous autres Latins, à emprunter des institutions en provenance d’une civilisation foncièrement étrangère. La civilisation occidentale est dotée d’une grande unité culturelle, malgré sa diversité. Si le libéralisme économique s’est formé en Angleterre, il plonge des racines très profondes dans la tradition occidentale. Notre conception des libertés fondamentales – des « droits de l’homme » – repose, d’une part, sur les franchises et libertés médiévales que les Germains ont répandu dans toute l’Europe lors des grandes invasions – dans le pays des Francs (la France), comme dans l’Italie lombarde et l’Espagne wisigothique, et, d’autre part, sur la notion du droit, que la Rome antique nous a léguée et qui reste aujourd’hui inassimilable à la civilisation islamique (la loi musulmane, la charia, fondée sur le Coran et la Sunna, ne distingue pas le droit de la morale et de la religion).

L’année 1492 n’est pas seulement celle de la découverte de l’Amérique, mais aussi celle de l’achèvement de la reconquête par la prise de Grenade. Ces deux événements sont liés : l’Espagne des rois catholiques, en défendant la civilisation occidentale face au monde musulman, lui ouvrait les portes d’un Nouveau Monde. Plus tard, le Nord et le Sud de l’Europe, comme le Nord et le Sud de l’Amérique, ont connu un destin divergent. Les Latins ont hypertrophié l’État, héritage de la Rome antique, au détriment des anciennes franchises, ou fueros, tandis que ces libertés s’épanouissaient en Angleterre, puis aux États-Unis. Dans le monde anglo-saxon, pourtant, l’équilibre des trois sphères dont parlent M. Novak et D. Bell n’est plus bien assuré. La sphère économique s’est hypertrophiée au point d’anémier le politique et le culturel ; les grands écrivains d’aujourd’hui ne sont-ils pas originaires des nations latino-américaines ? Ce processus met en péril les fondements de la démocratie libérale, qui vit sur un stock non renouvelable de valeurs héritées de la société aristocratique, comme l’a montré Joseph Schumpeter (8). Le défi lancé aux trois principales parties du monde occidental – l’Europe et les deux Amériques – est d’établir, ou de rétablir un ordre harmonieux entre les fonctions sociales. C’est à cette tâche que le Club de l’Horloge appelait, dans son premier livre, publié en 1977, Les Racines du futur (9). La division de la société en trois « secteurs » n’est pas sans rapport avec la conception des anciens peuples européens analysée par Georges Dumézil et d’autres auteurs, qui reconnaissait dans la société trois fonctions distinctes :1) souveraineté juridique et culturelle – 2) défense et sécurité -3) économie, production (et reproduction). Ce modèle a subi maintes adaptations -et déformations – dans la société moderne, mais nous pensons qu’il reste valable dans son principe. L’esprit du capitalisme démocratique ne serait alors qu’une nouvelle manifestation, conforme aux exigences du temps présent, de l’esprit de la civilisation occidentale, une fois que la suppression des privilèges liés à la naissance, et l’égalité devant le droit qui en est le corollaire, eurent étendu les libertés à tous.

Il est vrai que le problème est encore plus difficile pour les Latino-Américains que pour nous autres, « Latino-Européens ». Car les peuples d’Amérique latine n’ont pas seulement à faire un choix à l’intérieur de l’héritage occidental, mais il leur faut avant tout assumer celui-là, plutôt qu’un autre. La très grande diversité culturelle du Nouveau Monde est à cet égard un désavantage (bien qu’à d’autres elle soit une richesse). C’est déjà vrai pour les États-Unis. Le Premier Ministre du Japon le remarquait un jour, au scandale de la presse bien-pensante : « Les États-Unis ont à leur actif de grandes réussites… Mais il y a des choses, dans l’éducation par exemple, dont ils n’ont pas été capables à cause de leurs multiples « nationalités ». Les choses sont, au contraire, plus faciles au Japon parce que nous sommes une société homogène. » (10)

Prise dans sa totalité, l’Amérique peut revendiquer trois héritages culturels : celui des immigrants européens, celui des peuples précolombiens, celui des noirs venus d’Afrique. Au Mexique, par exemple, le gouvernement célèbre la mémoire des Aztèques, qui avaient pourtant institué un régime despotique et sanguinaire. On peut imaginer qu’une nouvelle civilisation est en train de surgir de cette greffe d’une culture sur une autre. Mais il s’agit de savoir ce qui est l’arbre où coule la sève, et ce qui est la greffe. L’Amérique latine ne peut, sans se renier, tourner le dos à l’héritage commun des nations occidentales. Aujourd’hui, à la lumière des évolutions contemporaines, il est urgent de réévaluer les divers éléments de cet héritage, pour réaliser un nouvel équilibre. Les maux actuels de l’Amérique latine ne viennent pas d’un excès de libéralisme et de capitalisme, mais, au contraire, de l’étatisme et de l’instabilité institutionnelle. Ce n’est pas dans l’étatisme, mais dans le libéralisme que les pays latins peuvent trouver leur avenir.

(1) Richard Nixon, La Vraie Guerre, Albin Michel, Paris, 1980

(2) Rappelons que ces propos ont été tenu le 19 septembre 1987, un mois avant la crise boursière, qui date du lundi 19 octobre.